- COMPTABILITÉ SOCIALE
- COMPTABILITÉ SOCIALEAppliquées à une même matière – l’activité pratique de l’homme vivant en société –, les techniques de la comptabilité peuvent être employées à des fins différentes: fins fiscales, si l’objectif est de fournir des bases d’imposition; fins administratives, s’il s’agit de recenser des populations; fins économiques, s’il faut mettre en évidence des rendements et des coûts. Mais, quand le but est de connaître la structure et le fonctionnement d’un système d’acteurs sociaux par l’intermédiaire des biens et services qu’ils échangent, les techniques employées relèvent alors de ce qu’on appelle la comptabilité sociale. Tandis qu’en comptabilité économique les problèmes sont, pour la plupart, maîtrisés les résultats bien connus, en comptabilité sociale les questions restent ouvertes, le vocabulaire scientifique fluctue, les données mêmes se prêtent à une grande variété de types d’enregistrements. C’est néanmoins de problèmes identiques que, dans l’ensemble, on traite: mesure des «besoins» en biens de consommation courante, en services de logements, de transports, de santé, d’éducation, de loisir; détermination des règles d’évaluation pour apprécier les services qu’une collectivité retire du domaine public ou qu’un particulier reçoit d’un patrimoine privé; appréciation des modes de vie et de leurs différences, pour autant que celles-ci manifestent des variations dans le système de la culture.1. Comptabilité économique et comptabilité socialePortée et limites de la comptabilité économiqueL’application du compte et du nombre à l’activité économique, pour en contrôler les résultats rétrospectivement ou pour en préparer les œuvres prospectivement, n’est assurément pas récente. Cicéron, dans l’Oratio pro Fronteio , évoque avec une certaine précision les instruments et les méthodes selon lesquels la comptabilité publique était tenue dans la Rome républicaine. Pline le Jeune, dans son Histoire naturelle , fait allusion aux procédés comptables auxquels, selon la croyance commune, recourait la Fortune: «Huic omnia expensa, huic omnia feruntur accepta et in tota ratione mortalium sola utramque paginam facit. » («C’est à la fortune que les hommes attribuent toutes les chances et tous les insuccès; sur le compte ouvert aux mortels, elle remplit entièrement à elle seule l’une et l’autre colonne.») Les mots expensa et accepta sont les termes techniques par lesquels les comptables romains de l’époque impériale désignaient les dépenses et les recettes; les mots utraque pagina se réfèrent à la pratique déjà consacrée d’enregistrer les mouvements en deux colonnes distinctes, selon qu’ils correspondent à des entrées ou à des sorties. Mais, si les techniques de la comptabilité publique étaient parvenues à Rome à un certain degré de complexité, il s’en faut que l’Empire romain fût la seule société ancienne où elles fussent répandues. Nous savons, par les fouilles, par les inscriptions ou par les textes, que des enregistrements et des calculs à signification économique étaient opérés en des sociétés aussi différentes que chez les Incas du Pérou, les peuples du Khorezm ancien ou les habitants du royaume d’Ourartou. En Europe même, les pratiques comptables héritées de Rome n’ont jamais été complètement perdues. De Massari à Luca Pacciolo jusqu’aux modernes théoriciens de la comptabilité à partie double, une longue tradition s’est perpétuée, orientée tout entière vers une même fin: rationaliser la connaissance des systèmes d’échange, élucider la signification des actes, analyser les relations entre agents. De cette tradition, les plans comptables et les comptabilités nationales sont, dans les sociétés industrielles modernes, à la fois l’achèvement historique et l’expression normalisée.Ces textes, toutefois, ne livrent pas seulement des instruments et un mode d’emploi, ils ne communiquent pas seulement une technique indépendamment de toute référence à des situations, ils ne se bornent pas à fixer l’état auquel est historiquement parvenu un savoir d’expert: en énonçant les règles auxquelles la pratique doit se conformer, ils décrivent un type idéal de l’activité humaine, l’activité économique consciente d’elle-même. Or, parmi la pluralité des agents composant aujourd’hui le système d’une économie nationale, un petit nombre seulement a une pratique effective conforme à ce type idéal: ce sont les institutions financières et les entreprises industrielles d’une certaine dimension, soit, au total, dans les sociétés industrielles les plus avancées, quelques milliers ou quelques dizaines de milliers d’agents tout au plus. L’application d’un modèle comptable tel que celui du plan comptable général ou des comptes de la nation permet, certes, de saisir les traces du comportement d’agents se livrant à des activités qui ne concourent pas directement à l’accomplissement de fins économiques. Toutefois, les règles selon lesquelles ces traces sont enregistrées et coordonnées ont été élaborées originairement pour de tout autres objectifs: fournir des éléments de décision aux agents chargés de la gestion rationnelle des grandes entreprises industrielles ou des budgets économiques nationaux. Il suit de là que les aspects les plus typiques du comportement de la plupart des agents échappent à l’appréhension comptable habituelle, faute de concepts et d’instruments d’analyse exactement appropriés. Combien d’exploitations agricoles paraissent irrationnellement conduites, au regard des critères technico-économiques impliqués dans les modèles comptables généralement prévalents, alors qu’à l’investigation sociologique les moyens employés apparaissent convenablement adaptés à des fins de prestige, de sécurité ou d’amélioration qualitative des conditions du travail? Combien de tracteurs et de moissonneuses irrationnellement achetés, s’il avait été vrai que la fin poursuivie fût la maximisation du rendement financier de l’entreprise?Les comportements économiques requièrent ainsi, pour être appréhendés de façon adéquate, une conceptualisation qui les différencie non seulement par catégories d’opérations (opérations sur biens et services, opérations à caractère de transfert, opérations financières, etc.), mais encore par types de conduite , selon les diverses modalités que l’action est susceptible de prendre dans l’agencement des rapports entre moyens et fins. Les opérations effectuées dans le cadre du plan d’investissement d’une grande firme diffèrent, en effet, des opérations de modernisation et de renouvellement du matériel d’une petite entreprise familiale ou d’une collectivité locale, moins par les actes élémentaires qu’elles enchaînent que par les modalités de l’enchaînement. Ce sont les mêmes actes d’amortir, de renouveler, d’investir qui sont effectués de part et d’autre; mais, tandis que, dans un cas, l’agencement des moyens et des fins est obtenu par l’intermédiaire d’une technique savante de gestion, dans l’autre cas, les moyens sont accordés aux fins par l’assujettissement à des normes coutumières, par la conformité à la mode ou la transcription d’idéaux politiques, et très exceptionnellement par le calcul économique des rendements et des coûts. Une comptabilité économique est ainsi concevable, qui cherche à saisir, à travers les échanges de biens et de services, quelle est la structure et quel est le fonctionnement d’un système social donné.Comptabilité économique de systèmes sociauxAppelons système social , en un sens très général, un ensemble d’acteurs en relation les uns avec les autres selon des processus d’interaction sociale, et processus d’interaction sociale , le comportement d’acteurs tenant les uns à l’égard des autres des rôles liés, tels que ceux de prêtre et fidèle, médecin et malade, producteur et consommateur, époux et épouse. Appelons comptabilité d’un système social l’enregistrement et la coordination des traces laissées dans leur activité d’échange par les acteurs d’un système social. La comptabilité économique d’un système social consistera à enregistrer et à coordonner les traces laissées par les acteurs dans celles de leurs opérations d’échange qui sont «économiquement pertinentes».Mais quelles sont ces opérations? S’agit-il de celles que mènent les acteurs avec l’intention explicite de maximiser les rendements et de minimiser les coûts? Comment, en ce cas, saisir les opérations d’un système d’acteurs, si les mêmes contenus ont des significations différentes? Faut-il plutôt substituer à l’interprétation donnée par les acteurs le jugement de la collectivité à laquelle ils appartiennent? Mais alors, où recueillir ce jugement? Est-ce dans les textes légaux, où il s’explicite par des règles, des codes et des classements? Ne faut-il pas le rechercher dans les pratiques et les usages, où il est implicite? dans les idéaux et les valeurs, où il a une fonction normative? Faut-il renoncer à définir les opérations économiquement pertinentes d’après la signification que les acteurs donnent à leur propre action, et considérer seulement les effets d’une action dans la perspective d’une maximisation des rendements et d’une minimisation des coûts, abstraction faite du sujet du calcul? Aucune entreprise de comptabilisation ne peut commencer sans qu’une réponse, au moins conventionnelle, soit donnée à ces interrogations. Les réponses les plus généralement fournies consistent en un classement d’opérations se référant aux textes légaux et aux codes, qui expriment plus ou moins directement l’idéologie officielle du système social considéré.Ainsi définie, la comptabilité économique d’un système social peut être construite de deux manières différentes: en groupant les agents d’après les fonctions et les opérations, d’après les types de comportement prédominants, à l’image des comptabilités nationales; en groupant les agents d’après les rôles et les opérations, d’après les modalités de l’action , à l’image des sociogrammes et des matrices sociométriques.Groupement des acteurs d’après les fonctions ou d’après les rôlesSoit, dans une collectivité locale, une entreprise familiale A, composée du chef d’entreprise, de sa femme et d’un ouvrier salarié. Le chef d’entreprise et son épouse ont plusieurs enfants, dont l’un est ouvrier salarié, travaillant dans une entreprise de la même collectivité locale, l’entreprise B. Le chef d’entreprise, sa femme, ses enfants et une mère composent socialement un foyer 1. L’ouvrier salarié qui travaille dans l’entreprise A est marié, sa femme, qui a des enfants en bas âge, n’a pas d’emploi professionnel, ils composent le foyer 2. Mais leur fille aînée est placée comme ouvrière dans l’entreprise C. La pratique suivie d’ordinaire en comptabilité économique consiste à dissocier les foyers et les unités sociales réelles pour permettre une analyse des fonctions économiques et des comportements liés à leur accomplissement. Le comptable agrégera les données relatives aux entreprises A, B et C et les imputera au compte «entreprises». Pareillement, il agrégera les données relatives aux foyers 1 et 2, qu’il imputera au compte «ménages» (fig. 1). Mais, pour le sociologue, ces agrégations ne sont pas pertinentes. Les foyers 1 et 2 forment des groupes de grande consistance, sur les opérations desquels il importe de recueillir des informations. Les comportements de producteur et de consommateur des agents individuels ne sont pas sans rapport, en effet, avec les comportements que ces derniers adoptent dans leurs rôles d’époux, de père ou de cohéritier, ni dans leurs rôles de syndiqué, de coopérateur ou d’électeur. Parmi ces derniers comportements, bien peu, certes, ont une orientation primordialement économique: dans la logique de l’alliance et de la filiation, comme dans celle de l’allégeance et du patronage, le souci des rendements et des coûts n’est pas l’idéal prévalent. Mais outre les cas où le souci économique l’emporte sur les règles de la solidarité, comme il arrive dans les questions d’alliance et d’héritage, la plupart des opérations faites dans l’exercice des rôles sociaux sont conditionnées par les ressources mobilisables, ou ont, tout au moins, des effets sur l’ensemble des ressources et des emplois: elles se prêtent donc à comptabilisation économique. Distinct du système des opérations que mènent entre eux des acteurs discriminés selon les fonctions économiques qu’ils remplissent, il y a donc un ensemble de relations qui fixe les conditions et qui détermine les effets économiques des processus d’interaction sociale engagés par les acteurs d’un même système: relations liant les foyers dans leurs opérations sur les patrimoines immobiliers et les fortunes familiales, les membres d’un même parti ou d’un même groupement professionnel dans les échanges d’allégeances et de patronages, d’informations et d’instructions.Or les principes de comptabilisation des opérations économiques ne peuvent pas être les mêmes selon que les groupes d’agents sont distingués d’après les fonctions économiques ou d’après les rôles sociaux. Dans le premier cas, la pratique des comptes «écrans» est justifiée: au lieu de faire apparaître les opérations, une par une, en les caractérisant par leur type, par l’agent émetteur et par l’agent récepteur (fig. 2), on groupe toutes les opérations du même type dans lesquelles l’agent est émetteur, même lorsque l’émission s’adresse à plusieurs agents récepteurs (fig. 3). Si le nombre des émetteurs et celui des récepteurs est de trois, le nombre des liaisons est alors réduit de neuf à six: il croît en proportion du nombre des agents, et non plus en proportion du carré de ce nombre. Mais la pratique des comptes «écrans» n’est pas seulement une procédure de simplification commode en ce cas: c’est aussi en toute économie marchande un mode d’enregistrement conforme à la réalité, puisque c’est le propre de tout marché que l’origine du produit, matière à transaction, soit indifférente à l’acheteur, comme sa destination est indifférente au vendeur. Au réseau des relations qui lie terme à terme des agents économiques individualisés, le comptable est donc fondé, en ce cas, à substituer un réseau simplifié établissant des liens entre groupes d’agents qui remplissent tous la même fonction économique.Si l’on rassemble les agents non plus d’après les fonctions économiques remplies, mais d’après les groupes sociaux auxquels ils appartiennent et les rôles qu’ils y tiennent, la pratique des comptes «écrans» n’est plus guère utilisable. Si ces groupes sont des foyers, les flux économiques qui les relient sont, pour les opérations sur biens et services, à saisir dans la période annuelle: leur réseau serait, a priori, composé d’un nombre considérable de liaisons, atteignant, pour une collectivité locale de deux cents foyers, quarante mille relations. Mais, en fait, chaque foyer est plutôt à concevoir, en termes sociométriques, comme une «étoile», en liaison avec un très petit nombre d’autres foyers ou étoiles, en sorte que si le réseau compte bien autant de «nœuds» qu’il y a de foyers, le nombre des liaisons n’est qu’un petit multiple du nombre de «nœuds». Quant aux opérations sur patrimoines, en tant qu’elles diffèrent de l’amortissement et de l’investissement, elles sont à saisir sur une période longue, de l’ordre de la génération, avec, pour unité, non plus le foyer, mais, selon les cultures et les sociétés, la famille à trois générations ou le lignage, dont les biens patrimoniaux se divisent et se recomposent à chaque succession ou héritage. Les unités familiales forment ainsi des réseaux diachroniquement étalés, avec, pour «nœuds», des couples d’individus, dont l’étendue, a priori infinie, est en fait limitée à un petit nombre de générations. Ainsi rassemblés d’après les groupes sociaux auxquels ils appartiennent, les acteurs composent autant de systèmes qu’il y a de rôles , ils offrent matière à autant de comptabilités qu’il y a de systèmes.Groupement des acteurs d’après les types de comportement et d’après les modalités de l’actionAux fonctions différenciées correspondent, en comptabilité économique, les types de comportement prédominants: comportement visant les intérêts du service public pour les administrations, la maximisation du profit ou du produit net pour les entreprises, la satisfaction des besoins pour les ménages. Mais si, pour dresser la comptabilité économiúque d’un système social, l’on entreprend de considérer non plus les fonctions, mais les rôles, il convient alors de substituer au concept de type de comportement prédominant celui de modalité de l’action. Les opérations accomplies par un acteur dans le champ d’action constitué par la fonction de producteur ont, en effet, des variantes modales bien différentes. C’est ainsi que l’ensemble des opérations par lesquelles un agriculteur prépare sa terre par le labour et la fertilise par les engrais, ensemence ses champs et traite les jeunes pousses, moissonne ses récoltes et engrange son grain, est vécu par certains comme une séquence d’actes traditionnellement réglés, mais par d’autres comme une série d’opérations calculées. Les normes traditionnelles elles-mêmes sont tantôt spontanément et naturellement suivies, tantôt volontairement reprises comme par un défi lancé au modernisme, et dans le souci de continuer, malgré les changements environnants, les façons coutumières de procéder. Quant au calcul qui s’interpose entre les actes et qui donne la raison des enchaînements, il est lui-même vécu et réfléchi tantôt comme le moyen de prendre des décisions, tantôt comme le moyen de justifier, a posteriori, des décisions déjà prises. C’est donc toute la table des modalités de l’action qu’il faut considérer, comme autant de manières dont les acteurs sociaux tiennent leurs rôles.En un premier sens, donc, la comptabilité sociale n’est autre que la comptabilité économique des systèmes sociaux. Mais en un second sens, quand elle s’applique à la mesure de la demande sociale, la comptabilité sociale a un champ et des instruments d’analyse spécifiques.2. Champ et instruments d’analyse de la comptabilité socialePour toute entreprise de comptabilité économique, c’est par l’échange que les biens et les services sont saisissables: c’est à la limite extérieure de la production, au moment où celle-ci débouche sur le marché et donne lieu, en général, à un échange monétaire mesurable, que se situe l’enregistrement comptable. Si raffinée soit-elle, la comptabilité économique porte donc en elle-même ses propres limites: visant la production, elle ne recense que les investissements «productifs» et laisse hors d’atteinte les autres types d’investissement, comme les investissements dans l’enseignement et la recherche, quels que puissent être les effets que ceux-ci exercent sur la productivité; visant la consommation, elle n’appréhende ni les services rendus par les patrimoines existants, ni les services offerts à titre «gratuit» par les collectivités. Or ces services contribuent à déterminer les conditions de l’échange, et concourent, par conséquent, à former les situations dans lesquelles le consommateur est amené à exercer son pouvoir de choix. Mais appréhender ces «nouveaux facteurs» de production que sont les capacités d’enseignement et de recherche, comme le fait Denison, prendre en compte les «dépenses collectives» qu’un ensemble social consacre à la transformation de ses villes ou à la préservation de son patrimoine culturel, comme cherche à le faire B. de Jouvenel, ce n’est pas seulement élargir le domaine de la comptabilité économique, c’est en vérité substituer un champ à un autre. Dans cette nouvelle perspective, en effet, les questions ne sont pas: «À combien se montent les échanges de biens et de services, les transferts, les amortissements et les investissements?» parce qu’on ne se demande pas: «Comment produire au plus grand rendement et au moindre coût, afin d’avoir le profit le plus grand?» L’interrogation devient: «Que produire? pour qui? pour quoi?» parce qu’on se demande: «Quels sont les besoins à satisfaire? Comment doivent-ils l’être et dans quel ordre?» Ainsi entendue, la comptabilité sociale a pour objet l’analyse des besoins ou, pour parler plus rigoureusement, celle de la demande sociale .Besoins et niveaux de vieMais répondre à une interrogation sur la finalité des besoins, introduire un ordre et une mesure dans leur satisfaction, c’est constituer ce que tous les philosophes appellent une anthropologie. Aussi, pour éviter le débat toujours ouvert sur la possibilité d’une anthropologie positive, d’après laquelle on pourrait déterminer scientifiquement l’ordre des fins, les comptables cherchent-ils à anticiper sur ce que serait le contenu d’une telle anthropologie, en saisissant la manière dont individus et collectivités ordonnent les besoins d’après la place qu’ils assignent aux éléments constitutifs du niveau de vie.Or un niveau de vie s’apprécie, en première approximation, par les dépenses que font les ménages, en tant qu’acheteurs de biens et de services aux entreprises. Ces dépenses sont, dans les pays développés, assez bien connues, grâce au compte des entreprises dressé en comptabilité nationale et à la décomposition des ventes par genres de produits et de services. Le tableau 1 donne les coefficients budgétaires pour la Grande-Bretagne, ou parts qu’un genre particulier de dépense prend dans la dépense totale. Ceux-ci sont, on le voit, d’une relative stabilité. Des changements apparaissent, certes, dans les habitudes de consommation: diminution de la part des tabacs et des boissons, augmentation de la part des transports. Mais les données ainsi collectées sont trop agrégées pour qu’on puisse fournir une interprétation fine des tendances observées, et décider dans quelle mesure il y a permanence ou changement dans le système des besoins.Un détail beaucoup plus fin, il est vrai, peut être donné à la mesure; c’est ainsi que l’enquête directe permet d’évaluer, par nation, par région, par âge ou par catégorie sociale, les dépenses faites selon les fonctions: consommation alimentaire, habillement, logement, etc. Aux dépenses de consommation privée, on peut ajouter aussi les dépenses faites par les administrations et les revenus tirés de la disposition de patrimoines: les éléments du niveau de vie sont alors mesurés, par grandes fonctions, au niveau de la nation ou de la région considérée comme un tout. Si loin que l’analyse soit poussée, les évaluations demeurent problématiques. En ce qui concerne, en effet, les biens de consommation courante: denrées alimentaires, habillement, équipement de l’habitation, loisirs, etc., les prix du marché incluent certaines dépenses, comme la publicité, dont on peut se demander si elles doivent être considérées comme une contribution à la formation du niveau de vie ou comme un coût de la concurrence entre firmes. Il en va de même pour le transport et pour le logement: la croissance des dépenses privées et publiques consacrées à ce poste manifeste-t-elle une augmentation du niveau de vie ou une augmentation des coûts liés à l’urbanisation? Quant au logement, la matière à enregistrer est plus complexe: les services rendus par le nombre de pièces, la qualité de la construction, l’équipement sanitaire sont-ils mesurés par le loyer ? Dans quelle mesure le loyer inclut-il les services rendus par l’emplacement et comment les acteurs sociaux arbitrent-ils entre coût du logement et coût du transport? La possession d’un logement ne transforme-t-elle pas programmes de consommation, programmes d’épargne et programmes patrimoniaux des individus et des ménages? Les loyers fictifs qu’il faut calculer pour mesurer les services rendus par un patrimoine en logement peuvent-ils être traités de la même manière que des loyers réels payés par des locataires réels? Et comment comptabiliser les aides au logement apportées par la puissance publique: d’après les coûts, ou d’après les revenus fictifs calculés par référence aux dépenses que les bénéficiaires de ces aides devraient faire en l’absence de toute intervention des collectivités locales et de l’État?L’interrogation serait à développer, de manière analogue, pour la comptabilisation des services de santé, d’enseignement et de recherche. Consommation des ménages et consommation des administrations, dépenses de fonctionnement et dépenses d’équipement, ici, sont inextricablement mêlées. Faut-il mesurer les services rendus par les musées d’après les dépenses faites par les particuliers pour les visiter, par les administrations ou les fondations pour les entretenir et pour en amortir les installations? Mais en procédant ainsi, ne néglige-t-on pas de comptabiliser les variations affectant le patrimoine des biens culturels? Ne faut-il pas aussi mesurer les enrichissements de ce patrimoine? Mais alors, comment procéder aux évaluations, quand les acquisitions consistent en peintures, sculptures et gravures pour lesquelles il n’existe pas de véritable marché? Et comment, pour prendre un autre exemple, évaluer les services rendus par la mise au point de programmes d’ordinateurs dans un laboratoire de recherche, alors qu’aucun brevet ne protège les résultats d’une activité strictement scientifique et qu’il n’y a pas de marché du software (matériel complémentaire pour l’information)? Il faut bien conclure: en admettant que la matière à enregistrer demeure identique à travers l’espace et le temps et que des coefficients budgétaires permettent d’en saisir la composition, l’entreprise tendant à découvrir un ordre des besoins d’après les valeurs prises par ces coefficients est, du point de vue économique, techniquement hasardeuse, du point de vue anthropologique, théoriquement mal fondée.Demande sociale et modes de vieC’est par des voies tout à fait différentes que la comptabilité sociale peut progresser. Dès l’instant, en effet, où comptables, statisticiens et planificateurs renoncent à l’idée qu’il y aurait des besoins «réels» ou «objectifs» à satisfaire, dont la connaissance permettrait de fixer le contenu de la demande sociale, le champ est libre pour étudier cette demande elle-même, telle qu’elle s’exprime à travers systèmes et sous-systèmes culturels propres à chaque société.On sait en effet qu’à égalité de revenu les modes de vie diffèrent entre nations et, pour une nation, entre catégories sociales. Il suffit, pour le mettre en évidence, de construire des indicateurs et de procéder à des chiffrages soigneux, de préférence par enquête directe sur échantillon constitué à fin comparative. C’est ainsi que, en 1960, A. Piatier a défini et calculé, pour la Grande-Bretagne et les différents pays du Marché commun, des indicateurs de modernisme alimentaire, de confort, de curiosité intellectuelle et de loisirs. On observe de la sorte qu’en Grande-Bretagne le taux de modernisme (taux élaboré par classement des produits en deux catégories selon qu’ils sont traditionnels ou introduits depuis peu sur le marché, comme les produits congelés, les potages en sachets, etc.) était, pour l’alimentation, de 1,21 et, pour la boisson, de 1,80; aux Pays-Bas, ces taux étaient respectivement de 0,82 et 1,30; en Allemagne, de 0,55 et 0,74; en Belgique, de 0,41 et 0,48; en France, de 0,29 et 0,25; en Italie, de 0,21 et 0,20. Pour prendre un autre exemple, l’indicateur de curiosité intellectuelle, construit d’après les réponses à un questionnaire sur l’éducation, les voyages à l’étranger, l’attitude à l’égard du Marché commun et la pratique des langues étrangères, fait apparaître, en référence à la valeur 100 attribuée à la moyenne des valeurs observées pour les pays du Marché commun, les valeurs 132 aux Pays-Bas, 106 à la Belgique, 101 à la France, 99 à l’Allemagne, 90 à la Grande-Bretagne et 86 à l’Italie. L’analyse et le rapprochement de ces indicateurs manifestent des différences, que les économistes traitent comme autant d’indications sur les modes de vie , les ethnologues comme des variantes d’une même culture.Plus que les différences entre nations voisines, les différences entre catégories socio-professionnelles sont significatives pour la comptabilité sociale. Si, en effet, on rassemble en un seul groupe les cadres supérieurs, les membres des professions libérales et les grands patrons de l’industrie et du commerce, pour les opposer globalement aux membres des autres groupes, on constate que les attitudes et les comportements du premier varient peu entre nations, tandis que les attitudes et les comportements des autres groupes varient considérablement et se distinguent toujours de ce qu’on observe pour le premier groupe (tabl. 2). Or, dans la mesure où le mode de vie de celui-ci fournit un schéma directeur pour les autres groupes, sa connaissance permet de dresser des comptes prévisionnels meilleurs que ceux que l’on obtient par simples projections de la consommation. On appelle élasticité sociale l’élasticité par rapport au revenu ou à la consommation globale mesurée à un moment donné dans une collection de budgets familiaux ou dans une enquête. Plus cette quantité est grande, plus la marge est grande pour une transformation du mode de vie par promotion sociale. On a pu de la sorte calculer que l’élasticité sociale était en Grande-Bretagne de 1,5 en 1953, en France de 1,2 en 1951 et 1,26 en 1956, aux États-Unis de 1,1 en 1936, 1,02 en 1950 et 0,61 en 1956.Ainsi voit-on comment la construction systématique d’indicateurs et de coefficients d’élasticité pour l’enregistrement des différences entre modes de vie fournit la comptabilité sociale en instruments spécifiques, propres à vérifier les hypothèses sociologiques les plus diverses. Un champ s’ouvre à l’étude de ce qu’on pourrait appeler les modulations de la consommation ou variations culturelles dans la formation et l’expression de la demande sociale.
Encyclopédie Universelle. 2012.